En mémoire de l’esclavage, de la traite et de leurs abolitions

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Discours prononcé le 10 mai 2018 sur la quai des Chartrons à Bordeaux pour la Journée nationale en mémoire de l’esclavage, de la traite et de leurs abolitions. 

Monsieur le Sous-préfet, Madame la présidente de l’association A. Cosmopolitaine, Messieurs les Consuls du Sénégal et des Etats-Unis, Chers élèves du Collège Monséjour, Mesdames et Messieurs,

2018 est l’année du 170ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage en France. C’est aussi le 70ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, et il y a 50 ans, Martin Luther King nous quittait, lâchement assassiné. Figure du mouvement pour les droits civiques et Prix Nobel de la paix, Martin Luther King incarnait le combat pour les droits humains, bafoués par un racisme systémique hérité de l’esclavage.

Si la question raciale se pose encore de nos jours aux Etats-Unis comme l’illustrent les violences entre la police et les populations afro-américaines, nous devons avoir à l’esprit que ce même racisme existe également chez nous, en Europe, mais aussi en France. Malgré toutes les lois votées pour lutter contre les différences de traitement et contre la haine, nombre de nos compatriotes sont encore victimes de discriminations en raison de leur couleur de peau comme l’attestent toutes les études qui portent sur ce sujet. Il est primordial de se mobiliser contre ce fléau. Etat, collectivités, associations, citoyennes et citoyens : tout le monde doit agir à son niveau.

Il est également fondamental de commémorer les crimes racistes commis dans le passé, pour ne jamais oublier, et que jamais ils ne se reproduisent. C’est d’autant plus important que l’on voit se développer l’antisémitisme, ainsi que de nouvelles formes d’esclavage dans différents pays.

La traite et l’esclavage sont reconnus comme des crimes contre l’humanité depuis la loi Taubira de 2001. Il y a eu plusieurs traites : la traite arabo-musulmane ; la traite intra-africaine. Mais c’est aujourd’hui la traite atlantique, à laquelle Bordeaux a largement contribué, que nous commémorons. Des millions de personnes ont été déportées, dans des conditions terribles, qui aboutissaient régulièrement à leur mort. Traitées comme des biens meubles, leur vie avait peu de valeur.

Les souffrances endurées, tant physiques que morales, nécessitent qu’une cérémonie officielle, et même plusieurs, leur soit consacrées. C’est la raison pour laquelle le Gouvernement vient d’instaurer le 23 mai comme journée en mémoire des victimes de l’esclavage, en plus du 10 mai. A cette occasion, Bordeaux rendra un hommage solennel à ces victimes devant la Statue de Toussaint Louverture rive droite.

Depuis le 10 mai 2007, à l’initiative de Jacques Chirac, la France célèbre la journée consacrée à la mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions. Le 27 avril dernier le Président de la République Emmanuel Macron a annoncé que la fondation pour la mémoire de l’esclavage verrait rapidement le jour cette année. Cette fondation, présidée par Jean Marc Ayrault, sera logée à l’Hôtel de la Marine, à l’endroit même où l’abolition de l’esclavage fut décrétée le 27 avril 1848, par Victor Schoelcher. Bien évidemment la Ville de Bordeaux s’associe à cette initiative et Alain Juppé a confirmé le 4 mai dernier à Jean-Marc Ayrault qu’il apportait son parrainage à cette fondation.

C’est d’autant plus important que notre cité, fut, entre le 17ème et le 19ème siècle, un port négrier actif, avec plusieurs centaines de navires armés pour la traite. La traite négrière, par le caractère systématique qu’elle a revêtu et par son extension géographique, a exercé une influence sur l’évolution du monde. Le commerce triangulaire a été une entreprise de déshumanisation qui a duré plusieurs siècles, et à l’échelle de plusieurs continents. Un drame qui a vu la déportation en masse d’hommes, de femmes et d’enfants arrachés à leur terre et aux leurs.

Comme je le disais il y a un instant, cette tragédie a donné corps à des thèses racistes en contradiction absolue avec les idées des Lumières. Bordeaux fut également un port colonial, le premier de France pour le commerce en droiture, qui entretenait l’esclavage par le commerce des denrées des colonies. Les effets de ces crimes contre l’humanité que sont l’esclavage et la traite continuent de peser sur les descendants d’esclaves et de meurtrir leur conscience.

C’est pourquoi le travail de mémoire est indispensable. A Bordeaux, Alain Juppé a souhaité engager une « politique de la juste mémoire » pour citer le philosophe Paul Ricoeur. Plusieurs initiatives ont été prises par la municipalité ; je n’en citerai que quelques unes. Le 10 juin 2005, le maire a inauguré un buste de Toussaint Louverture dans un square à son nom rive droite, en présence de la Ministre de la culture d’Haïti. Le 10 mai 2008, nous avons eu la visite à Bordeaux de la Gouverneure générale du Canada, Michaëlle Jean qui a commencé son discours par cette adresse bouleversante : « Moi, arrière, arrière petite fille d’esclave, aujourd’hui à Bordeaux qui fut un grand port négrier, et j’en suis fière. » En mai 2009, le Musée d’Aquitaine a rénové ses salles consacrées au XVIIIe siècle en accordant une place importante à la traite des Noirs et à l’esclavage et au rôle que la Ville de Bordeaux a joué dans cette histoire. Intitulées «Bordeaux, le commerce atlantique et l’esclavage», ces salles connaissent une fréquentation très importante.

Le 3 mai dernier enfin, lors de l’ouverture de la Semaine de la Mémoire, la commission de réflexion sur la mémoire de l’esclavage a remis son rapport et ses 10 préconisations à Alain Juppé, qui les a toutes validées. Parmi ces 10 propositions, on peut citer par exemple l’édification d’un mémorial inspiré de Modeste Adelaïde Testas, esclave achetée par des bordelais, et déportée à Saint-Domingue ; la mise en place d’un pacte d’amitié avec Port-au-Prince, capitale d’Haïti ; la mise en valeur et l’aménagement du Square Toussaint Louverture rive droite ; la nomination de rue avec des noms d’abolitionnistes et d’esclaves bordelais ; ainsi que la pédagogie autour des noms de rue, de négrier comme de personne ayant participé au commerce en droiture et favorisé ainsi l’esclavage… On ne peut donc accuser la Ville de Bordeaux d’amnésie. Un tabou a longtemps existé dans notre ville, mais il est aujourd’hui bien levé.

Héritiers de l’abbé Grégoire, de Victor Schœlcher, d’Aimé Césaire, nous sommes aujourd’hui les dépositaires de ce moment de la conscience humaine où la France brisa enfin les chaînes des esclaves pour leur accorder la liberté. Ce moment de mémoire partagée doit être plus qu’un simple rappel d’événements historiques. Il doit être, pour nous, un facteur de cohésion nationale dans une France qui est l’objet de tant de fractures et de divisions ! Il est l’occasion de rappeler que l’esclavage et la traite négrière trouvent leur insupportable justification dans l’idée d’une race inférieure en contradiction absolue avec notre idéal républicain.

Le sens d’une commémoration comme la nôtre, c’est aussi de ne pas oublier ces enfants, ces femmes et ces hommes qui font aujourd’hui l’objet d’une exploitation dans de nombreux pays. C’est l’affirmation de l’universalité et de l’indivisibilité de l’espèce humaine, et de la primauté de la dignité de la personne humaine sur toute autre considération.

 

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