Ce colloque européen, coorganisé par la Ville de Bordeaux et les Forums français et européens pour la sécurité urbaine, s’est déroulé le 27 mai 2017 au Grand Théâtre de Bordeaux, et a été clôturé par Alain Juppé.
Mesdames et Messieurs les élu-es, Mesdames et Messieurs, je suis très heureux de vous accueillir aujourd’hui, au nom d’Alain Juppé, dans ce lieu historique qu’est le Grand Théâtre de Bordeaux, pour ce colloque européen consacré à la question de la communication et du contre-discours dans la radicalisation.
La France et l’Europe sont confrontées à différentes crises :
- Crise économique, avec un taux de chômage élevé ;
- Les attentats, la Belgique ayant été la dernière victime européenne en date ;
- Crise des migrants, enfin, avec des pays qui ont rétabli les contrôles à leurs frontières et des opinions publiques qui se durcissent.
Le corollaire de tout cela, c’est une montée des replis identitaires, nationaliste comme religieux, mais également la montée de la radicalisation menant à la violence. Ce phénomène de radicalisation violente, qui touchait jusqu’à présent principalement l’Islam, se diffuse aujourd’hui en France dans les milieux d’extrême-droite.
Au point que le Directeur Général de la Sécurité Intérieure déclarait il y a quelques jours, lors d’une audition à l’Assemblée nationale, je le cite : « Nous sommes en train de déplacer des ressources pour nous intéresser à l’ultra-droite qui n’attend que la confrontation. Cette confrontation, je pense qu’elle va avoir lieu. Encore un ou deux attentats et elle adviendra ».
Radicalisation religieuse et radicalisation d’extrême-droite se nourrissent mutuellement et risquent d’entrainer des tensions voire des affrontements d’une ampleur inédite. D’où l’intérêt d’une rencontre comme celle d’aujourd’hui, qui nous permet de réfléchir ensemble, et d’avancer sur le chemin de la lutte contre les extrémismes. Merci aux Forums français et européens pour la sécurité urbaine d’avoir choisi Bordeaux.
Merci à Elizabeth Johnston et à toute son équipe, merci à Isabelle Amicel et aux services de la Ville de Bordeaux pour l’excellente organisation de cet évènement, si important dans le contexte actuel. Un contexte extrêmement préoccupant en France, mais également en Europe. Alors que l’Autriche a été très proche de se retrouver avec un Président d’extrême-droite en début de semaine, il est primordial de se rappeler la devise de l’Union Européenne qui est «Unis dans la diversité ».
A Bordeaux, nous avons la chance d’avoir un Maire qui prône l’identité heureuse, à contrario de certains débats nationaux nauséabonds. Pour Alain Juppé, nous sommes tous différents : nous avons des origines différentes, des religions différentes, des orientations sexuelles différentes, mais ce qui compte par-dessus tout, c’est ce qui nous rassemble, c’est-à-dire notre Nation.
C’est pourquoi, il m’a confié il y a 2 ans la responsabilité, dans son équipe, de lutter contre les discriminations, de promouvoir la diversité interculturelle et la citoyenneté, et de développer le dialogue interreligieux ainsi que les relations avec les représentants des cultes.
C’est dans ce contexte de dialogue qu’est né le Centre d’action et de prévention de la radicalisation des individus, le CAPRI. Trois structures en sont à l’origine. Outre la Mairie de Bordeaux, il y a :
- La Fédération musulmane de la Gironde, qui a été fondée par Tareq Oubrou, Grand Imam de Bordeaux et grand penseur d’un Islam libéral, et de sa réforme ;
- La Société française de recherche et d’analyse en emprise mentale, la SFRAEM, qui est la seule équipe en Europe à faire de l’exit counseling ou sortie de secte, et qui est présidée par l’avocat antisecte bordelais Daniel Picotin ;
- D’autres partenaires ont ensuite intégré le CAPRI comme le Conseil Départemental, et je salue la présence de Denise Greslard-Nédélec qui en est vice-présidente, la Région et différentes administrations.
C’est l’Etat, représenté par le Préfet, qui a donné l’impulsion à ces structures pour se réunir et créer ce Centre, qui est le premier en France à avoir été conçu exclusivement et spécifiquement pour lutter contre ce phénomène de radicalisation. La philosophie de CAPRI tient en 3 piliers :
- La prévention : repérer précocement les signes de radicalisation, ou les facteurs de vulnérabilité, pour empêcher, stopper voire inverser le processus ;
- La création d’un climat de confiance avec les familles et les individus, en partant du principe qu’ils peuvent changer : cela suppose une intervention confidentielle, à l’exception du danger imminent pour l’individu ou pour la sécurité publique, qui nous amène à saisir les autorités ;
- Le 3ème pilier c’est l’approche pluridisciplinaire individualisée, c’est-à-dire que l’on n’a pas d’idées préconçues sur la radicalisation : nous utilisons tous les outils à notre disposition, en fonction de chaque cas : psychologues, psychiatres, imams, intervenants sociaux, spécialistes de l’emprise mentale… c’est une prise en charge cousue main.
A ce jour, 27 individus ont été pris en charge, ce qui est peu, mais qui permet d’alimenter la réflexion :
- Aucun cas d’emprise mentale (à ne pas confondre avec la manipulation mentale) ;
- Peu d’influence de la religion : les jeunes pris en charge par CAPRI ne sont pas passés par le « fondamentaliste », a contrario de ce qui est classiquement décrit. Ce profil est retrouvé à Montréal et en partie à Berlin, qui a aussi les profils plus classiques avec passage par le salafisme ;
- Nous avons essentiellement des jeunes avec des problématiques psychologiques et sociales, avec un certain mal-être, souvent une famille dysfonctionnante, un père absent ou décédé, un traumatisme comme la disparition d’un proche… qui basculent rapidement dans le djihad. Je n’en dis pas plus, tout cela fera l’objet d’une publication dans les prochaines semaines.
Alors la question de ce matin est : quelle communication pour accompagner une politique de lutte contre la radicalisation ? A Bordeaux, nous avons fait le choix de faire le CAPRI avec les représentants des musulmans. D’abord, parce que ce sont des experts, qui nous éclairent très rapidement sur un cas. Quand les parents nous donnent les titres de livres que lit un jeune, les théologiens savent si le jeune est en relation avec des salafistes quiétistes, des wahhabites, ou des djihadistes. Mais aussi parce que cela montre que le centre n’est pas dirigé contre l’Islam, mais contre la radicalisation, et que nous ne faisons donc pas de confusion ni d’amalgame entre l’un est l’autre.
Ensuite, il est important de s’interroger sur son discours et sur ses postures, qui peuvent aider à lutter contre le phénomène ou au contraire, l’amplifier. En effet, il faut se méfier des effets induits contre-productifs. Par exemple, communiquer sur des indicateurs vestimentaires de radicalisation, outre le fait que ce ne sont pas de bons indicateurs, risque d’aggraver les difficultés : si on commence à voir un jeune converti par exemple comme un radicalisé, il y a un risque qu’il finisse par le devenir. C’est l’effet Rosenthal, bien connu en sciences de l’éducation. Il faut être clair sur ce qu’est la radicalisation : c’est un processus qui mène à la violence, à différencier de la simple conversion. Et les indicateurs ne peuvent être que comportementaux : le repli, la rupture sociale et familiale, les discours violents… Mais même la diffusion d’indicateurs comportementaux met le professionnel dans une posture de détection, alors que le plus important est au contraire d’avoir une attitude non-jugeante, à l’écoute et ouverte. Il y a le même problème quand on organise des réunions avec des jeunes ou des familles sur la radicalisation : les participants vont se dire mais pourquoi vous m’invitez, vous pensez que je suis radicalisé ? Cela peut avoir un effet de stigmatisation, dont il faut se méfier. A l’inverse, et comme je l’ai dit, certains discours et certaines postures peuvent prévenir et atténuer les difficultés : l’écoute, l’ouverture au dialogue et le non-jugement sont fondamentaux.
Du point de vue des élus, il est important de rappeler le cadre républicain, non pas pour en faire un bouclier contre ce qui serait perçu comme des menaces venues de l’intérieur ou de l’extérieur du pays, mais au contraire pour que chaque citoyen se sente inclus dans la République. Il est, par exemple, important de rappeler que la laïcité, c’est d’abord la liberté de croire et de ne pas croire, et si on est croyant, d’exprimer ses convictions religieuses, dans les limites de l’ordre public. Il faut rappeler que la Constitution française garantie cette liberté de conscience, ainsi que l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine ou de religion. Que l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen, qui appartient aujourd’hui au bloc de constitution, dispose que « nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses ».
A Bordeaux, nous avons une longue tradition de dialogue, qui s’est traduit en 2008 par la création de Bordeaux Partage, le Conseil Inter-religieux et citoyen de Bordeaux. Les 6 représentants des principaux cultes se réunissent régulièrement autour d’Alain Juppé ou de son représentant (en l’occurrence moi-même), pour aborder les questions d’actualité, ou pour organiser différentes actions, notamment les marches après les attentats qui nous ont durement frappés en 2015. Nous avons également entrepris, depuis deux ans, un travail important sur la laïcité, afin d’expliquer ses fondements. Le but est de se réapproprier la laïcité comme un principe d’inclusion, conformément à sa conception originelle de 1789 et de 1905, et qu’elle ne soit plus instrumentalisée contre les religions par certains.
La présence de la Fédération musulmane, le dialogue avec les représentants des cultes et la promotion d’une laïcité inclusive conforme à l’esprit de 1905 nous ont permis de communiquer sur la radicalisation lors de la mise en place du Capri, sans aucune réaction hostile. Ni de la part des musulmans, ni de la part des riverains, qui ont malencontreusement été informé de l’emplacement du centre par plusieurs médias. Je crois donc que le discours qui accompagne la mise en œuvre d’actions de prévention de la radicalisation doit être bienveillant, non-jugeant, et cibler spécifiquement les processus qui mènent à la violence. En parallèle, il est important que les élus soient des facteurs de cohésion, d’unité, de rassemblement. Cela ne peut se faire qu’en considérant que tous les citoyens sont égaux. Je ne parle pas de l’égalité abstraite sur laquelle tout le monde est d’accord, mais de l’égalité concrète, qui passe par le respect de la liberté de conscience et de la liberté de religion, qui sont des libertés fondamentales.
Un seul exemple : le débat sur le voile. Ce débat, s’il est légitime, n’en demeure pas moins contre-productif, à fortiori après les attentats : jusqu’à preuve du contraire, les personnes qui préparent des attentats dissimulent leur appartenance religieuse, pour échapper à la surveillance policière. Par contre, cela fait passer le message à l’ensemble des français, musulmans et non musulmans, que le problème, c’est l’Islam. Cela alimente donc le phénomène que l’on prétend combattre, la stigmatisation étant un des facteurs de radicalisation.
En guise de conclusion, je souhaite vous parler d’une femme politique française extra-ordinaire, à savoir Simone Veil. Pour nos amis européens qui ne la connaissent peut-être pas, Simone Veil a été Ministre dans les années 1970, et a été notamment à l’origine du droit à l’IVG. Elle a été déportée dans les camps de concentration avec sa famille quand elle était enfant. Sa mère, son père et son frère y trouveront la mort. Lorsqu’elle est entrée à l’Académie française, elle a fait graver plusieurs choses sur son épée : la devise de la France « Liberté, égalité, fraternité », celle de l’Union Européenne « Unis dans le diversité », ainsi que des flammes symbolisant les fours crématoires, et le matricule qui avait été tatoué sur son bras à Auschwitz.
Plus que jamais, alors, que la radicalisation violente et les populismes en Europe progressent dangereusement, que plusieurs responsables politiques français, de gauche comme de droite, tentent de faire de la question de l’identité un enjeu au détriment des questions de fond, et notamment de la question sociale, il est primordial de nous rappeler les devises de la France et de l’Union Européenne, qui constituent des remparts contre les extrémismes, d’où qu’ils viennent.
Je vous remercie.