Noms des rues à Bordeaux : pour une mémoire juste

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Entre le XVIIème et XIXème siècle, 180 armateurs ont organisé des expéditions au départ de Bordeaux. En effet, durant un siècle et demi, Bordeaux, troisième port négrier de France, fut à l’origine de près de 500 expéditions, qui déportèrent au moins 130 000 captifs des côtes occidentales et orientales de l’Afrique vers les îles françaises de l’Atlantique et de l’océan Indien.

Grâce au rapport commandé auprès du directeur des archives de Bordeaux Métropole, publié en décembre 2017, nous avons pu avoir accès à un travail beaucoup plus complet sur les personnages qui ont donné leur nom à ces rues. Ce travail, qui se base sur des recherches approfondies, a permis de lever le doute sur la plupart des noms de rue, en apportant des précisions sur l’identité complète des personnes.

Sur ces cent-quatre-vingts armateurs, nous avons la certitude grâce à ce rapport que 6 d’entre eux, personnages politiques de premier plan, avocats ou riches négociants, ont donné leur nom à une rue de la ville. Cela fait en tout 7 noms sur lequel un travail de mémoire est à faire si on y ajoute Colbert, auteur du Code Noir. Nous sommes loin des 25, puis 22, puis aujourd’hui 17 noms de rue cités par l’association Mémoire et Partage. Nous avons demandé à cette association les sources historiques à partir desquelles elle se basait pour établir cette liste. Nous sommes toujours dans l’attente de sa réponse.

Une commission de la ville de Bordeaux, composée d’universitaires, travaille depuis deux ans sur la pédagogie mémorielle dans l’espace public au sujet de l’esclavage et de la traite négrière. Elle fera connaître ses propositions prochainement. Cette commission ainsi que la ville de Bordeaux ont toujours été favorables à une pédagogie sur les rues portant véritablement un nom de négrier. Mais l’établissement de vérités historiques est le préalable indispensable pour ne pas décrédibiliser le combat pour une mémoire juste.

« Mal nommer les choses » disait Camus, « c’est ajouter du malheur au monde. Ne pas nommer les choses, c’est nier notre humanité ». Nous livrons ici les rues qui portent avec certitude des noms de négriers, celles qui n’en portent pas, et les deux noms sur lesquels il subsiste un doute. Par sa publication, cette liste est soumise à une critique constructive. La commission est preneuse de tout élément historique complémentaire qui pourrait la faire évoluer. Car c’est ainsi que nous pourrons avancer, sans polémiques inutiles, dans cet indispensable travail de mémoire.

Marik Fetouh

6 rues portent le nom de quelqu’un qui a participé à des expéditions négrières:

  • La rue MAREILHAC, dans le quartier de Caudéran : Mareilhac était un riche armateur, membre de la Chambre de commerce. Il a organisé une expédition négrière en 1792.
  • La rue GRAMONT, dans le quartier de Belcier : avant d’être président de la Chambre de commerce puis maire de Bordeaux, Gramont a organisé une expédition de traite en 1783 et deux autres en 1803.
  • Le cours JOURNU-AUBERT, dans le quartier Saint-Louis : Bernard Journu-Aubert a été président de la Chambre de commerce et député. La société de sa famille a organisé cinq expéditions négrières entre 1787 et 1792.
  • Le passage FEGER, près du Jardin Public : il s’agit d’Etienne Feger de Latour, négociant, greffier en chef au Parlement puis jurat. La famille Latour-Feger a expédié 6 navires entre 1718 et 1789.
  • La rue DAVID GRADIS, près de la place de la Victoire : la firme David Gradis a armé 221 navires pour les colonies de 1718 à 1789 dont 10 pour la traite des noirs.
  • La rue DESSE, dans le quartier Ornano : Pierre Desse a été capitaine de 4 expéditions négrières entre 1789 et 1818.

Nous pouvons y ajouter la rue COLBERT, dans le quartier Palais Gallien/Croix Blanche. En effet, Colbert, ministre des finances de Louis XIV, a édicté le Code noir, promulgué par ordonnance royale en 1685. Ce dernier est le recueil juridique, qui rassemble les dispositions réglementant la vie des esclaves noirs dans les colonies françaises.

14 noms de rue cités par Mémoires et Partages ne sont pas liés à des expéditions négrières :

  • La place JOHN LEWIS BROWN, dans le quartier Chartrons/Saint Louis : il s’agit du peintre, ami de Manet et de Mallarmé, et pas l’un de ses ancêtres qui porte le même prénom et qui a participé à la traite (délibération du Conseil Municipal du 14/01/77).
  • La rue EMILE PEREIRE, dans le quartier Nansouty/Gare Saint-Jean : député de la Gironde, puis banquier, Emile Pereire a été partie prenante dans les transports maritimes mais n’a jamais pratiqué la traite.
  • La rue BONNAFE, à Meriadeck : apparenté à des familles qui ont pratiqué la traite, il ne l’a jamais pratiqué lui-même.
  • La rue THERESIA CABARRUS, dans le quartier Charles Perrens/Gallieni : Theriasa Cabarrus est la fille de négociants qui ont pratiqué la traite.
  • La rue de KATER, dans le quartier Ornano : Pierre de Kater, négociant qui a dirigé la Chambre de Commerce en 1757, n’arma jamais pour la traite à Bordeaux (c’est son fils qui a épousé une fille de négrier).
  • La rue WÜSTENBERG, dans le quartier Palais Gallien/Croix Blanche : Wüstenberg a épousé la fille d’un armateur qui aurait pratiqué la traite.
  • La rue FONFREDE à Nansouty : on ignore s’il s’agit de Jean-Baptiste Boyer-Fonfrède, député girondin de la Convention, ou de son fils Henri Fonfrède, journaliste. Les deux ne sont répertoriés nulle part comme ayant pratiqué la traite.
  • La rue de BETHMAN, dans le quartier Saint-Augustin/Charles Perrens : maire de Bordeaux de 1867 à 1870, c’est son grand-père qui a pris des parts dans des armements de traite.
  • La place LAÎNE, entre la place des Quinconces et les Chartrons : il s’agit de Joseph-Louis Laîné, député puis ministre de l’Intérieur sous la Restauration. Il n’a rien à voir avec David Laîné, qui a été capitaine de navires négriers.
  • Le cours PORTAL, près du Jardin Public : il fonde sa propre maison d’armement maritime, il occupe ensuite plusieurs postes importants : adjoint au maire de Bordeaux, directeur des colonies, ministre de la Marine et des Colonies. On lui a reproché de ne pas lutter efficacement contre la traite illégale lorsqu’il était Ministre des Colonies.
  • La rue SAIGE, près du Grand Théâtre : La famille Saige, vieille famille bordelaise, est connue pour ses chantiers navals au XVIIème siècle. Jean Saige arma un navire négrier, Le Glorieux, qui partit de la Rochelle pour l’Afrique en 1687. Son fils Guillaume-Joseph expédia deux navires en 1740 et 1741. Mais c’est François-Armand de Saige (1734-1793), avocat général au Parlement de Bordeaux, qui a donné son nom à la rue : ce dernier n’a jamais été armateur, ni négrier, et a au contraire laissé dans l’histoire bordelaise l’image d’un homme éclairé.
  • La place RAVEZIES, dans le nord de Bordeaux Nord : la famille Ravezies a organisé une expédition en 1789. Or le Ravezies qui a donné son nom à la rue est né en 1795.
  • La rue PIERRE BAOUR, dans le quartier Bordeaux Maritime : juge au tribunal de Commerce, sa famille était à la tête d’une grande maison de négoce qui a armé la traite entre 1785 et 1792. Or Pierre Baour était âgé de 14 ans en 1792, il n’a donc pas pu y avoir pris part.
  • La rue de la BECHADE, entre Saint-Augustin et Charles Perrens : il s’agit d’un ancien lieu-dit (chemin de la Béchade), sans rapport avec la famille Béchade qui a pratiqué la traite.

Deux armateurs ont failli pratiquer la traite, mais ne l’ont pas fait :

  • Le cours BALGUERIE-STUTTENBERG, aux Chartrons : Pierre Balguerie-Stuttenberg (1779-1875) a été un bienfaiteur de la ville de Bordeaux (il fit construire le pont de Pierre et créa la banque de Bordeaux) et n’a jamais pratiqué la traite négrière à la différence de Jean-Etienne Balguerie (1756-1831), dit Balguerie Junior, capitaine de navire et armateur qui fut à la tête de plusieurs expéditions négrières à la fin des années 1780.
  • Le passage SARGET, près du Grand Théâtre : Pierre Balguerie-Stuttenberg et Jean-Auguste Sarget ont armé le navire l’Africain en 1815 pour une campagne de traite. Peu avant le départ, le 29 mars 1815, Napoléon abolit la traite et interdit toute introduction de captifs dans les colonies françaises. Les deux armateurs se sont soumis à la loi, le navire n’a pas pu appareiller.

Enfin, pour 2 autres d’entre eux, il y a un doute :

  • La rue GUESTIER, près du Grand Parc : les Guestier sont une grande famille d’armateurs, qui a possédé une plantation à Saint-Domingue et ont organisé plusieurs expéditions. Daniel Guestier a été président trois fois du tribunal de commerce, co-fondateur de la Banque de Bordeaux. On ignore s’il a participé aux expéditions négrières.
  • La place JOHNSTON, près du stade Chaban-Delmas : William Johnston a été associé à Pierre Germé à partir de 1743. Ce dernier avait armé deux expéditions négrières entre 1740 et 1743, mais on ne sait pas si Johnston a participé à ces expéditions.

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