
Dans le cadre du programme des visiteurs internationaux, nous avons passé trois jours à Montgomery et Selma en Alabama, à la rencontre d’acteurs religieux, politiques et associatifs engagés dans les droits civiques. Montgomery a en effet été le point de départ de ce mouvement en 1955, et Selma le théâtre des marches en faveur du droit de vote des afro-américains 10 ans plus tard. Des lieux chargés d’histoire, mais pas seulement en matière de droits civiques…
La Confédération des Etats du sud pour maintenir l’esclavage
Montgomery a été la première capitale des Etats confédérés au 19ème siècle. Ces Etats du sud s’étaient ligués en confédération pour combattre l’abolition de l’esclavage et faire sécession des Etats-Unis. Selma, à une centaine de kilomètres, a été le théâtre d’un affrontement entre les armées sudistes et nordistes qui laissera des traces dans la mémoire collective. Ce passé est encore très présent en Alabama, comme si certains habitants regrettaient cette époque. La statue du président des Etats confédérés trône encore fièrement devant le Capitole à Montgomery. En 1930, un monument en mémoire dela Confédération a été construit à Selma. Il abrite un musée sur l’histoire des droits civiques, mais aussi une pièce consacrée à la guerre de sécession. Malgré l’abolition de l’esclavage et la fin de la guerre avec la victoire des nordistes, les discriminations se sont poursuivies dans la société américaine. Les afro-américains n’avaient pas le droit de s’inscrire sur les listes électorales. Les violences policières et les lynchages publics, qui ont fait 3000 morts en Alabama, restaient impunis et la ségrégation raciale était partout dans les écoles, les transports, les services publiques… La Cour Suprême considérait que l’on pouvait être « séparés mais égaux ». Bien que l’esclavage ait été aboli par le 13ème amendement, aucun travail n’a été fait sur le discours raciste qui permettait de le justifier. C’est dans ce contexte de discriminations institutionnalisées et de nostalgie d’une Amérique esclavagiste que sont intervenus les mouvements en faveur des droits civiques.

Rosa Parks et le « bus boycott »
Tout a commencé le 1er décembre 1955 lorsque Rosa Parks, militante pour les droits civiques, a refusé de céder son siège à un « blanc » dans le bus. Elle fut emprisonnée, et un mouvement de boycott des bus fut lancé quelques jours plus tard, relayé par les différentes églises protestantes et acteurs religieux, dont Martin Luther King et le révérend Graetz, que nous avons eu la chance de rencontrer avec son épouse. Le « bus boycott » a duré un an, et a fait perdre 3000 dollars par jour à l’entreprise qui exploitait les bus. Il a pris fin avec une jurisprudence de la Cour Suprême qui a déclaré les lois ségrégationnistes de l’Etat d’Alabama non constitutionnelles. Pour autant, de nombreuses questions restaient en suspens, et le combat pacifique dura plusieurs années, jusqu’à l’adoption des lois en faveur des droits civiques dans les années 1960. Pendant cette période, les militants en faveur de l’égalité étaient menacés par les suprématistes blancs et le Ku Klux Klan, qui constituent encore aujourd’hui la principale menace terroriste aux Etats-Unis. Le révérend Graetz et sa femme nous ont raconté les menaces sur leurs enfants, les intimidations et les violences qu’ils ont subies. Le Ku Klux Klan est allé jusqu’à poser une bombe dans leur maison, et dans celle de Martin Luther King. Fort heureusement, ces explosions n’ont fait aucune victime. Le Révérend Reeb n’a pas eu autant de chance. Il est décédé lors des marches pour les droits civiques de Selma.
Martin Luther King à Selma
Trois marches ont été organisées à Selma en 1965 pour le droit de vote et contre les violences policières. Martin Luther King y lança en appel en faveur de toutes les communautés religieuses et de tous les citoyens pour venir manifester paisiblement. La première marche sera réprimée dans le sang par le chérif Jim Clark, connu pour sa haine des afro-américains. C’est à ce moment que James Reeb, ancien militaire et pasteur protestant du Wyoming, sera agressé par des membres du Ku Klux Klan et succombera à ses blessures. Ce moment est resté dans les mémoires comme le « Bloody Sunday ». La deuxième marche sera arrêtée au même endroit que la première, au niveau du pont Edmund-Pettus qui deviendra emblématique, car le chérif Clark n’avait compétence territorialement que d’un seul côté du pont. La troisième marche arrivera jusqu’à sa destination à Montgomery, afin que les manifestants puissent remettre leurs doléances aux autorités de l’Etat. Les marches de Selma étaient légèrement postérieures à l’adoption du Civil Rights Act en 1964, aboutissement juridique du mouvement des droits civiques. Elles ont néanmoins été essentielles pour la prise de conscience de la société américaine quant aux maltraitances et aux violations des droits fondamentaux dont étaient victimes les afro-américains.
Les droits civiques aujourd’hui
Le mouvement pour les droits civiques se perpétue depuis cette date sur les questions de droits des femmes, des LGBT et des amérindiens, de la grande pauvreté et même sur la question raciale, où beaucoup reste encore à faire. Nous avons été invités à échanger avec des étudiants à l’université de Montgomery. Sur une trentaine de présents, il y avait seulement deux « blancs » et un latino-américain. Et ils étaient assis à côté. Même chose en matière d’habitation : il y a des quartiers pour les afro-américains et d’autres pour les « blancs ». La ségrégation se poursuit donc, même si elle est moins formelle. En outre , les afro-américains ont toujours peu accès au processus électoral. Certains Etats ont même adopté des législations qui peuvent restreindre leur droit de vote. Mais il y a pire : pour de nombreux acteurs, le système pénal perpétue le racisme hérité de l’esclavage. Les afro-américains sont en effet plus facilement et plus lourdement condamnés, et donc surreprésentés en prison.
Un système pénal raciste ?
Le système pénal américain est assez injuste. En fonction de la richesse et de la « race », les sanctions ne sont pas les mêmes. Ceux qui ont les moyens de payer un bon avocat sont bien défendus. Les autres ont un avocat commis d’office qui est très mal rémunéré, y compris pour les crimes passibles de la peine capitale. L’association Initiative pour une justice égalitaire, que nous avons rencontrée, vient en aide aux détenus victimes de procès inéquitables. Elle nous a présenté une de ses affaires : Anthony Ray Hinton qui a été condamné en 1985 à la peine capitale pour un braquage à main armée, qui a fait deux morts, sur la base d’un témoignage qui indiquait qu’un noir avec une barbe avait été vu sur les lieux. Son employeur a témoigné du fait qu’il était au travail, mais les enquêteurs ont retrouvé chez sa mère une arme. Tous les habitants d’Alabama ont une arme chez eux… La police a menti sur l’expertise balistique qui indiquait qu’il y avait de fortes chances que ce ne soit pas la même arme qui ait servi au braquage, et Anthony Ray Hinton fut condamné à mort. Le juge était blanc, tout comme le jury, les policiers et l’avocat commis d’office. L’Initiative pour une justice égalitaire s’est saisie du dossier au début des années 2000 et a fait des expertises balistiques qui ont démontré que la police avait menti. Pour autant, la justice de l’Alabama ne voulait pas entendre parler d’une révision du procès. Il a fallu aller jusque devant la Cour Suprême des Etats-Unis, qui n’est normalement pas faite pour ça, pour que M. Hinton soit innocenté il y a quelques jours. 32 ans de prison pour rien, dont on ne peut ignorer que le racisme en ait été une des raisons. Pas un seul dollar d’indemnisation n’a été et ne sera versé en réparation par l’Etat de l’Alabama, car il faudrait que la Chambre des Représentants le vote à l’unanimité. Autant dire que c’est impossible. L’autre combat de cette association est de permettre aux enfants de ne pas être jugés par des tribunaux pour adultes…

Des acteurs engagés
Pour conclure ces deux journées intenses, nous avons rencontré une association, le Southern Poverty Law Center, qui combat la haine, enseigne la tolérance et promeut la justice. Ils ont été les premiers à faire condamner le Klu Klux Klan en tant qu’organisation, avec une amende de 7 millions de dollars. Ils ont une activité fondamentale de surveillance des groupes haineux, qui sont 927 aujourd’hui, un chiffre en augmentation depuis la dernière élection américaine… Nous avons également eu l’honneur d’être reçu par Todd Strange, le maire de Montgomery. Une rencontre à laquelle nous ne nous attendions pas, avec un homme chaleureux, très investi sur la lutte contre les discriminations. Il a fait de la question raciale un objectif central de sa politique municipale avec par exemple une formation poussée de la police pour en faire un acteur de proximité, et une diversification des recrutements, pour que les agents soient à l’image des habitants, ou encore des programmes éducatifs ambitieux pour les enfants défavorisés. Il a été le premier maire de Montgomery à se rendre à une manifestation en faveur des droits LGBT, et entretient un dialogue soutenu avec toutes les communautés de la ville. Cette politique a entrainé une baisse notable du nombre de crimes et il n’y a pas eu d’émeutes, à la différence d’autres grandes villes américaines.

Que retenir de ces 3 jours en Alabama ?
Beaucoup d’émotions d’abord. Il a été difficile de retenir ses larmes pendant la rencontre avec le Révérend Graetz et son épouse, lors de l’office dans l’église de Martin Luther King, ou encore pendant la visite du musée Rosa Parks. Des leçons pour l’avenir ensuite. Les pires cauchemars peuvent revenir. Je ne pensais pas que le Ku Klux Klan existait encore. C’est malheureusement le cas, fort heureusement de manière moins formelle qu’auparavant. Mais les groupuscules suprématistes blancs sont particulièrement mobilisés depuis l’élection de Donald Trump, qui avait reçu le soutien du Klan pendant l’élection présidentielle. Cette étape du programme m’a également apporté une meilleure visibilité sur le rôle des églises protestantes en faveur des droits civiques. Leur autonomie vis-à-vis du pouvoir économique et politique leur a permis de ne pas céder aux pressions. Le dogme de l’église méthodiste, à laquelle appartenait Martin Luther King, est basé sur un idéal de société inclusive où tout le monde doit être activement intégré, quelles que soient ses caractéristiques. A l’heure où nous considérons parfois en France la religion comme une régression sociale, nous devrions regarder ce que nos amis américains ont réussi à en faire. Enfin, je tire de ce voyage une leçon sur le plan politique : bien qu’il soit à la tête d’une municipalité avec des inégalités sociales et une ségrégation raciale encore marquée, le maire de Montgomery a fait de la diversité et du dialogue ses priorités. Il a des résultats et cela démontre que, même sur le plan politique, la détermination et la volonté à créer des ponts est souvent couronnée de succès. Et ce, quelle que soit sa couleur de peau et son étiquette politique : Todd Strange est en effet « blanc », et étiqueté comme républicain.